Ayrton et Jeanne

Jean-Jacques Delaruwière fut attaché de presse Renault Sport de 1986 à 1997. Aujourd’hui retraité, il regorge de souvenirs et d’anecdotes sur ces années fastes de la firme au losange. Avec ses mots il nous raconte la rencontre qu’il a organisée en 1994 entre Ayrton Senna et Jeanne Damerot, une fan pas tout à fait comme les autres.

1994 : la nouvelle Williams-Renault qu’Ayrton Senna allait piloter avait pris du retard. Fin février elle pose les roues sur le circuit de Silverstone mais la météo anglaise n’est guère clémente (comme souvent !). Il fait très froid et même les bas côtés de la piste sont enneigés. Pas moyen dans ces conditions d’engranger des informations utiles. Décision est alors prise de descendre dare-dare au Paul Ricard où la météo devrait être meilleure et où Renault possède depuis de nombreuses années un atelier privé sur la ligne droite du Mistral.

Responsable du service de presse sport auto de Renault, je recevais bien sûr chaque jour de nombreuses demandes très variées : autographes (surtout !), demandes de casquettes, T-shirts, pass (!) etc… Mais en janvier une lettre avait retenu mon attention car son contenu était assez singulier. Le directeur d’une maison de retraite médicalisée de Bourg-en-Bresse me disait qu’une de ses pensionnaires – Jeanne Damerot 82 ans – était une fan inconditionnelle d’Ayrton et qu’elle ne loupait jamais un GP à la télévision quelle que soit l’heure de diffusion. Sa santé était assez déclinante et avant de quitter ce monde elle rêvait de recevoir quelque chose de son idole : casquette, autographe ? Non, je vais tâcher de faire mieux. En quittant Silverstone, j’en touche un mot à Ayrton en lui demandant s’il serait d’accord pour la rencontrer même brièvement. Ayrton me dit OK mais demande la plus grande discrétion. Hors de question d’en faire un coup médiatique ! 

Nous voilà tous au Paul Ricard en ce début mars quelques jours avant le lancement de la saison en Australie. Prévenus par mes soins les responsables de la maison de retraite n’en croient pas leurs oreilles mais n’hésitent pas une seule seconde. Au jour et à l’heure prévus (14H00), un Renault Espace médicalisé fait son entrée sur le petit parking de l’atelier.

Entourée de des accompagnateurs, sur sa chaise roulante, Jeanne Damerot pénètre dans l’atelier. Ayrton est sur la piste. Elle attend sagement en me posant mille et une questions. Quelques minutes plus tard – suivant le programme d’essais établi – Ayrton quitte le baquet de sa monoplace et discute avec les ingénieurs. Discrètement je lui rappelle son rendez-vous en lui montrant la vieille demoiselle. L’entretien devait durer 5 minutes. Il durera plus d’une demi-heure. Je traduisais l’anglais. Jeanne lui explique qu’il est le meilleur pilote du monde et qu’il va tout gagné cette saison. Puis la conversation glisse sur leur foi commune en Dieu. Des larmes perlent au coin des yeux d’Ayrton. Jeanne lui offre une médaille de la Vierge Marie pour qu’elle veille sur lui. Ayrton lui tient les mains puis signe pour elle casquettes, photos etc … Un moment exceptionnel, émouvant, révélant l’aspect un peu mystique de cet homme. 

Quand deux mois plus tard elle apprit son décès tragique, elle fût dévastée disant que la vie était injuste car c’était à elle de partir et pas à lui. Mais du coup elle avait hâte de le rejoindre.

Jean-Jacques Delaruwiere Attaché de presse Renault Sport de 1986 à 1997.